La Forge
May 2002

Fascisme et fascisation

Dès 20 heures, le 21 avril, les leaders défaits de la gauche plurielle ont initié leur campagne pour le vote Chirac. Ils ont sciemment dramatisé la situation comme si le risque d'une arrivée à l'Élysée de Le Pen existait. Responsables politiques, associations, journalistes, personnalités de toutes sortes, leur ont rapidement emboîté le pas. L'enjeu prétendu devenait la défense de la "démocratie" contre le "fascisme". Encouragé, y compris par d'anciens résistants, le parallèle fut souvent fait avec la situation des années 30 et de l'arrivée au pouvoir d'Hitler en Allemagne, "par la voie électorale". La jeunesse, sans références historiques et sans culture politique, a été la cible privilégiée - mais pas la seule loin de là - de cette manipulation des sentiments anti-racistes et antifascistes qui se sont largement exprimés. En nous appuyant sur les textes de l'I.C. (Internationale Communiste) sur le fascisme et sur notre propre travail (chapitre du rapport politique présenté au 3ème congrès du PCOF consacré à ce problème) nous nous proposons, dans cet article, de revenir sur deux questions fondamentales: la définition du fascisme et l'analyse du phénomène Le Pen.

Qu'est-ce que le fascisme ?

Historiquement, ce régime politique particulièrement barbare est apparu entre les deux guerres mondiales, dans un contexte bien particulier. D'une part, le repartage du monde entre puissances impérialistes n'avait pas pu réellement être mené à terme, car la révolution russe avait contraint les ennemis d'hier à faire front contre la nouvelle république soviétique. Des puissances comme l’Italie mussolinienne, l’Allemagne hitlérienne ou le Japon entendaient toutes, à des degrés divers, reconquérir un "espace vital" en Europe, Asie, Afrique du Nord… L'impérialisme allemand en particulier, voulait relever l'humiliation du Traité de Versailles qui s'était entre autres traduit par l'occupation de la Ruhr, poumon vital de l'Allemagne industrielle. D'un autre côté, la contagion révolutionnaire espérée par les bolcheviks après la révolution d'Octobre n'avait pas eu lieu, mais les progrès de la construction du socialisme en URSS continuaient à cristalliser l'espoir du prolétariat et des peuples dans le monde entier. Dans chaque pays, la préoccupation majeure de la bourgeoisie était la liquidation du mouvement ouvrier où les communistes jouaient un rôle de premier plan. Jusqu'au 1er septembre 1939 (déclaration de guerre de l'Allemagne à la France), la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis d'Amérique développèrent en conséquence une politique de soutien actif à Hitler et au réarmement de l'Allemagne nazie. De sordides calculs leur laissaient espérer faire d'une pierre deux coups: détourner vers l'Est l'expansionnisme de l'impérialisme allemand et en finir avec l'Union soviétique, centre du mouvement communiste international et point d’appui pour le mouvement démocratique et anti-impérialiste et révolutionnaire. La bourgeoisie française n’eut pour sa part, aucune hésitation: "plutôt Hitler que le Front populaire!". Dans ce contexte historique, "le fascisme allemand, ainsi que le souligne G. Dimitrov, apparaît comme la troupe de choc de la contre-révolution internationale, comme le principal fomentateur de la guerre impérialiste, comme l'instigateur de la croisade contre l'Union soviétique... "(1)

Fascisme et démocratie bourgeoise

Pour les marxistes-léninistes, la démocratie bourgeoise est elle-même une dictature, instrument de domination violente de la bourgeoisie et de soumission de l'ensemble de la société à ses propres intérêts. Les institutions bourgeoises, toutes républicaines quelles soient, sont d'autant plus réactionnaires que nous sommes au stade de l'impérialisme, capitalisme de monopoles caractérisé, entre autres, par la mainmise directe de ces derniers sur l'appareil d'État. C'est la base économique de la fascisation de l'État, tendance inhérente à l'impérialisme, qui s'accélère dans les périodes de crise. La constitution de la Ve république, qualifiée en son temps de "coup d'État permanent" en a marqué, en France, une étape importante à l'issue de la guerre d'Algérie. La relance d'une nouvelle compétition pour le repartage du monde à la suite de la chute du mur de Berlin et l'aggravation des tensions internationales après le 11 septembre 2001 ont encore renforcé cette tendance à toujours plus de réaction. Militarisation de l'économie et de la société, criminalisation des résistances populaires et de la contestation sociale, tolérance zéro pour les exclus et impunité pour les dirigeants, caporalisation des faiseurs d'opinion (rôle des médias, refonte des programmes scolaires...), prise en mains directe de certains ministères par les monopoles ou leurs représentants, en sont les signes les plus caractéristiques. Il n'en reste pas moins que "l'arrivée du fascisme au pouvoir n'est pas la substitution ordinaire d'un gouvernement bourgeois à un autre, mais le remplacement d'une forme étatique de la domination de classe de la bourgeoisie - la démocratie bourgeoise- par une autre forme de cette domination, la dictature terroriste déclarée". La politique des communistes face au fascisme en découle: "Méconnaître cette distinction serait une faute grave, qui empêcherait le prolétariat révolutionnaire de mobiliser les couches laborieuses les plus étendues de la ville et de la campagne pour la lutte contre la menace de la prise du pouvoir par les fascistes, et d'utiliser les contradictions existant dans le camp de la bourgeoisie elle-même" (Ce fut la politique du "front populaire antifasciste" construit sur l'armature du "front unique prolétarien)". "Mais c'est une faute non moins grave et non moins dangereuse, poursuit G. Dimitrov, de sous-estimer l'importance que revêtent, pour l'instauration de la dictature fasciste, les mesures réactionnaires de la bourgeoisie, qui s'aggravent aujourd'hui dans les pays de démocratie bourgeoise, et qui écrasent les libertés démocratiques des travailleurs, falsifient et rognent les droits du Parlement, accentuent la répression contre le mouvement révolutionnaire"(2).

Etions-nous le 21 avril au soir, à la veille de l'avènement du fascisme, dont seul un "sursaut républicain" au deuxième tour pouvait nous sauver ? Certainement pas ! Un simple calcul permettait de voir que la droite à elle seule disposait, dès le premier tour, d'un nombre de voix bien supérieur à celles de Le Pen et Mégret réunis. Ceci dit, il ne s'agit pas seulement d'arithmétique: l'immense majorité des grands patrons, tout ce qui compte dans le monde des affaires, ceux qui détiennent le pouvoir réel, sont pour l'instant rangés derrière Chirac et son programme libéral, et non derrière le FN pour le retour au franc, la sortie de l'Europe et la rupture des alliances avec les États-Unis. Alors que ce sont les Krupp, Thyssen et autres IG Farben qui firent Hitler, aujourd'hui, en France, les Sellière, Messier, Monod, Mer… ne sont pas avec Le Pen mais avec Chirac. L'oligarchie française n'est pas aujourd'hui divisée sur les grandes orientations de sa politique, comme elle a pu l'être au temps de la collaboration ou de la guerre d'Algérie. Ce qui ne veut pas dire que des divisions n'existent pas au sein de la bourgeoisie française, ni que les alliances internationales actuelles sont définitives et sans failles…, mais tout simplement que nous n'en sommes pas encore au point où ces contradictions sont tellement aiguës qu'elles ne peuvent être tranchées que par "la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier". Quel rôle exact joue Le Pen dans cette situation?(3)

Le phénomène Le Pen dans le processus de fascisation

Comme bon nombre de dirigeants d'extrême droite, Le Pen a fait ses premières armes durant la guerre anticommuniste en Indochine, puis durant la guerre d'Algérie où il s'illustra dans la pratique de la torture tandis que Mitterrand et Guy Mollet faisaient exécuter les résistants algériens du FLN et ceux qui, comme Fernand Yveton, leur portèrent appui. Son premier mentor politique fut l'avocat pétainiste Tixier-Vignancourt. Il se lie ensuite avec Poujade qui mobilise artisans, petits commerçant et paysans ruinés par la concentration capitaliste, ce qui lui permet une première expérience de député entre 1956 et 1962. En 1958, il se prononce en faveur du "Oui" à la constitution réactionnaire proposée par De Gaulle, sans pour autant sortir des contradictions qui opposaient l'extrême droite nostalgique de l'empire colonial à une droite plus réaliste comprenant l'intérêt de dépasser le colonialisme classique. Après une longue traversée du désert (1962-1972), l'ex-baroudeur à l'œil bandé de noir tente de sortir l'extrême droite de sa marginalité. Au début des années 70, s'inspirant du MSI italien qui, dès cette époque, remporte des résultats notables à toutes les élections, il s'écarte des groupuscules ouvertement fascistes et activistes du type "Ordre nouveau" (dissous en 1973) et crée, en 1972, le "Front National". Il vise dès lors à s'imposer comme un grand parti présentable de la "droite nationale". Contrairement à son concurrent d'alors, le Parti des Forces Nouvelles (qui servit tour à tour de laboratoire d'idées et de colleur d'affiches pour Giscard et Chirac), le FN ne conçoit pas son action au sein ou aux marges du giscardisme: dans toutes les élections de 1973 à 1981, il présente ses propres candidats, tente de rassembler les mécontents sur le thème de la lutte contre le déclin moral et politique de la France. Avec un sens de la formule dont il ne cessera de jouer, il lance en 1975 son fameux mot d'ordre inspiré du nazisme: "Un million de chômeurs, un million d'immigrés en trop". Pourtant, ses premiers succès électoraux ne viendront qu'à partir de 1983, après que la social-démocratie et ses alliés du PCF furent parvenu au gouvernement avec l'accord d'une partie de la bourgeoisie française qui opta, non sans intelligence, pour ce moindre mal face à la contestation populaire. Ses scores électoraux grimpèrent alors très vite, pour se maintenir dans la durée à un niveau très élevé: 2 205 000 voix aux européennes de 1984, 2 700 000 aux législatives de 1986, 4 375 000 voix aux présidentielles de 1988, 4 573 252 à celles de 1995, 5 525 032 au deuxième tour des présidentielles de 2002! Son cheval de bataille, fut pendant longtemps le déclin relatif de l'impérialisme français face à l'impérialisme allemand et nord-américain et la nostalgie d'une "France forte" dans une Europe forte, une rhétorique qui ne le distingue pas vraiment des campagnes pour "une France qui gagne" des Mitterrand, Chirac, relayés au fil des élections par les Jospin, Pasqua, Chevènement… Son terreau, c'est la crise de la société française, la perte de repères, la peur du lendemain, l'angoisse du chômage, les conséquences de l'insécurité sociale qu'il traduit de façon démagogique en phobie sécuritaire. Malgré une base militante restreinte, il s'est constitué au fil du temps une base électorale relativement large et stable dans la petite bourgeoise laminée par la crise: retraités, petits patrons de l'artisanat et du commerce, ruraux… Ce sont ses cibles traditionnelles qu’il veut dresser contre "l’établissement": "Vous, les artisans, les commerçants et les entrepreneurs persécutés par le fisc. Vous, les fonctionnaires et les représentants des forces de l'ordre, bafoués par un Etat que vous vous acharnez à défendre. Vous, les agriculteurs et les pêcheurs aux retraites de misère, acculés à la ruine et à la disparition…".(4) Mais il vise aujourd'hui plus large: dans sa profession de foi du deuxième tour, le "vous les petits, vous les exclus, vous les jeunes, vous les victimes du Système, vous dont on refuse d'entendre la voix… vous les ouvriers et les ouvrières de toutes les industries ruinées par l'Europe de Maastricht" vient en première place! Alors qu'au début des années 80 il se faisait, avec une longueur d'avance, le chantre de l'ultra-libéralisme, il insiste aujourd'hui tout particulièrement sur la démagogie populiste: "Je suis socialement de gauche, économiquement de droite et plus que jamais nationalement de France" clama-t-il au soir du premier tour. Tout ceci montre que le motif principal d'inquiétude n'est pas tant dans sa présence au deuxième tour, révélée par l'effondrement de la gauche gouvernementale, que dans cette assise confirmée qu'il cherche aujourd'hui à élargir sur le terreau de la crise et de la faillite du réformisme.

Dans son ascension, droite et gauche portent une lourde responsabilité. La droite, qui a puisé des cadres à l'extrême droite (Madelin, Longuet, Devedjian…), en a aussi donné, et non des moindres (Mégret est issu du RPR). Les "affinités idéologiques" évoquées en son temps par Pasqua sont bien réelles. Elles se sont concrétisées plus d'une fois dans des alliances électorales à double sens (Dreux, régions Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon…) et trouvent une expression commune dans le discours sécuritaire. La responsabilité du parti socialiste est tout aussi écrasante. Par calcul politique Mitterrand a multiplié les "gestes" en faveur du FN en lui ouvrant l'accès aux médias, en réhabilitant les généraux de l'OAS, en distillant une dose de proportionnelle aux législatives de 1985, etc. Plus fondamentalement, la social-démocratie et ses alliés ont fait le lit de l'extrême droite après 1981, en semant le désarroi, le pessimisme, le doute quant aux possibilités de changements de société, en faisant l'apologie de l'entreprise et du profit, en se prétendant elle aussi d'une certaine manière socialement de gauche et économiquement libérale (avec cette extraordinaire faculté de vouloir plaire à tous: patrons et salariés, et finalement de se faire rejeter de tous, comme ce fut encore dernièrement le cas avec les lois Aubry sur la réduction du temps de travail!). Au premier rang des "aboyeurs" pour faire voter Chirac le 5 mai, le PCF, lui aussi, a joué un rôle notable dans l'ascension de l'extrême droite: porte-parole des intérêts de l'aristocratie ouvrière qui tire ses avantages matériels de l'impérialisme, il a pendant longtemps joué un rôle de premier plan pour distiller le chauvinisme dans les rangs ouvriers et populaires ("Produisons français" fut pendant des années son slogan principal). Sa participation au gouvernement, sa mise en œuvre des privatisations, ses compromissions successives au nom d'une opposition réaliste et constructive, jusqu'à sa contribution à "l'union sacré" après le 11 septembre 2001…, ont largement contribué à la perte de repères politiques et idéologiques qui nourrit le "tous pareils, tous pourris" leitmotiv de l'extrême droite. Il restera dans l'histoire comme le parti qui, avant de s'éteindre, aura œuvrer à priver la classe ouvrière de voix, de conscience et d'initiative politique, avec toutes les conséquences que cela a pour l'ensemble de la société!

Aujourd'hui l'extrême droite est solidement assise, en France comme en Europe (l'exception française des années 80, qui donnait à notre pays le triste privilège d'être le seul État européen où l'extrême droite faisait de tels scores électoraux, s'est malheureusement répandue comme une épidémie !). Produit de la crise et des politiques anti-ouvrières et anti-populaires menées par la gauche et la droite depuis vingt ans, Le Pen continue à jouer son rôle de force de pression idéologique et politique sur l'ensemble des forces qui concourent à la gestion des affaires de l'impérialisme français et prend, dans ce sens, une place importante dans le processus de fascisation. Les bilans respectifs du premier tour, tirés par Chirac et par la gauche plurielle sur le thème du "je vous ai entendu" et du "nous n'avons pas été assez attentifs", et les mesures pratiques qui en découlent (la mise en place, par exemple d'un super ministère de la Sécurité) sont là pour attester du poids de l'extrême droite dans la vie politique qu'elle marque de son label.

Tous ceux qui aujourd'hui veulent réellement combattre l'extrême-droite, contenir son développement et la sortir de l'échiquier politique, sans se limiter aux soirées électorales et aux mobilisations d'entre deux tours, doivent s'organiser et amplifier la mobilisation contre la politique mise en œuvre depuis vingt ans, en alternance ou en "cohabitation" avec la droite qui va à présent approfondir et accélérer les attaques contre les droits sociaux et les libertés démocratiques. Renforcer l'initiative ouvrière et l'unité populaire, ouvrir des perspectives révolutionnaires à la crise économique sociale et politique…, sont les seuls moyens d'éviter qu'au fil des années un nombre toujours plus grand de déclassés et d'aigris humiliés par la vie ne se laissent tromper par la démagogie populiste et fascisante.

Notes

(1) G. Dimitrov, Oeuvres choisies, Ed. sociales 1972. Rapport au VII è Congrès mondial de l'Internationale Communiste présenté le 2 août 1935.

(2) Ibidem.

(3) G. Dimitrov, ibidem

(4) J.M. Le Pen. Profession de foi, 2ème tour des élections présidentielles du 05/05/2002.

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